Mythe : « Bébé de 6 kilos ne doit plus boire la nuit »

Dans le monde complexe et merveilleux du sommeil des bébés, les tétées nocturnes sont souvent l’objet de discussions animées et de mythes persistants. L’une des idées reçues les plus répandus suggère qu’un bébé de plus de 6 kilogrammes ou de plus de 6 mois peut se passer de boire la nuit, contribuant ainsi à une confusion autour des besoins nutritionnels nocturnes des tout-petits.

Dans cet article, nous plongerons au cœur de cette croyance et examinerons de près la question des boires nocturnes. Nous explorerons les idées préconçues, les réalités scientifiques et les conseils des experts en pédiatrie pour comprendre si ces bébés peuvent effectivement passer la nuit sans boire.

L’origine de cette croyance

C’est au début du XXe siècle que cette croyance a vu le jour. Le Dr Frederic Truby King (1858-1938), un réformateur de la santé néo-zélandais et directeur de la protection de l’enfance, est à l’origine de ces recommandations en matière de nutrition infantile. Après une carrière en tant qu’employé de Banque, Truby King intègre un cursus de médecine à l’Université d’Édimbourg dans les années 1880. Il se passionne alors pour la chirurgie et les maladies mentales, avant de se tourner vers la pédiatrie après l’adoption de sa fille.

En 1907, il fonde la Plunket Society, qui a pour objectif la promotion de la santé des femmes et des enfants de moins de cinq ans en Nouvelle-Zélande. Sa mission est de « veiller à ce que les enfants néo-zélandais soient parmi les plus sains du monde ».

En 1917, le Dr Truby King est invité à venir à Londres pour créer un centre de protection de l’enfance, appelé Babies of the Empire Society, puis rebaptisée plus tard Mothercraft Training Society. Suite aux énormes pertes de vies humaines lors de la guerre sud-africaine (1899-1902) et de la Première Guerre Mondiale, mais aussi dans l’intention de résoudre « l’un des grands problèmes de la reconstruction nationale », la Société Plunket dispensait une formation aux sages-femmes, aux infirmières, aux professionnels de santé et aux puéricultrices, ainsi qu’aux femmes enceintes. Le Dr Truby King démontrait une forte préoccupation pour l’amélioration raciale et promouvait des politiques d’eugénisme. Ses opinions étaient très populaires auprès des classes supérieures qui à cette époque craignaient quant à l’avenir de l’Empire Britannique. Il se lança alors dans la création de nombreux autres centres de formation afin de propager sa doctrine au plus grand nombre. D’après lui, « si les mères étaient suffisamment formées, le déclin racial de l’Empire Britannique pourrait être stoppé car elles engendreraient des soldats aptes« . Le Dr King a également publié plusieurs manuels, parmi lesquels Feeding and Care of Baby (1913) et The Expectant Mother and Baby’s First Months (1916). Cette dernière publication était remise à tout demandeur d’acte de mariage. Il a également produit un manuel de conseils en matière de maternité, The Mothercraft Manual, qui a connu douze éditions la dernière publiée en 1954.

Une routine alimentaire stricte pour sauver l’Empire

Le Dr Truby King n’était pas le premier, ni le seul, à préconiser une routine alimentaire stricte. Avant la Première Guerre mondiale, les avis médicaux recommandaient généralement des intervalles d’alimentation réguliers de deux ou trois heures. Le Pr Eric Pritchard (1864-1943) , par exemple, recommandait de suivre une routine de deux heures qui devait être étendue à trois heures au quatrième mois. Une tétée par nuit était autorisée jusqu’au quatrième mois. Ces recommandations, pourtant basées sur aucune donnée scientifiques, sont encore enseignées de nos jours. L’alimentation à horaire fixe avait pour but d’entraîner l’estomac à adopter des « habitudes rythmiques et automatiques » et de garantir que le bébé ne soit ni sous-alimenté ni suralimenté. Ils pensaient à l’époque que l’estomac devait être vide entre les tétées pour assurer le bon fonctionnement du système digestif et éviter les maladies. Cela ne reposait cependant uniquement sur ses hypothèses, et aucune donnée scientifique ne valide cette théorie.

Pour le Dr King, lors des premiers mois de vie, l’enfant n’est destiné qu’à manger, dormir et grandir et non pas à créer des liens. Il recommande, dès la naissance, de nourrir les bébés toutes les quatre heures et de préférence jamais la nuit, en ignorant stoïquement les demandes de nourriture entre les prises à horaire fixe. Il suggère de placer immédiatement les bébés dans leur propre chambre et de les laisser pleurer pendant de longues périodes pour les endurcir et qu’ils ne soient pas trop empathiques. Il imposait également une limite quotidienne de 10 minutes pour les câlins et autres gestes affectueux.

Démocratisation du lait en poudre et compromis

A cette période, le lait en poudre prend aussi de plus en plus de place : un pharmacien suisse, Henri Nestlé, cherche lui aussi un moyen de lutter contre la mortalité infantile et la malnutrition des bébés. Il élabore alors une farine lactée, à base de lait de vache et de céréales qui connaîtra un véritable succès surtout face à la pénurie de nourrices en cette période de guerre. Malgré cette avancée majeure, la recrudescence des troubles digestifs, principalement chez les bébés nourris au lait en poudre, va alerter les instances de santé, dont le Dr Truby King, qui vont alors promouvoir un allaitement maternel (à noter que ce dernier a tout de même déposé et commercialisé une recette de lait en poudre).

Dans les années 1930, le constat est sans appel : avec l’arrivée du lait en poudre, le manque de nourrice et avec l’anxiété liée à la guerre, les femmes allaitent de moins en moins. Allaiter son enfant demande énormément de ressources et de temps, ce qui est bien éloigné des préoccupations de l’époque.

Le Dr King et bon nombre de ses confrères réfléchissent donc à un compromis : promouvoir l’allaitement maternel afin de faire baisser la mortalité infantile, tout en fixant un cadre strict en nourrissant le bébé à horaire fixe pour que cet allaitement ne soit pas une charge trop importante pour les mères. Selon le Dr King, « cela allégeait le fardeau de la maternité pendant la petite enfance ». En conséquence, l’allaitement à intervalles réguliers de quatre heures sans tétée nocturne contribuerait à « augmenter le taux de natalité et à sauvegarder l’avenir de l’Empire Britannique« . Au contraire, des intervalles d’alimentation plus courts ou pire, à la demande, risquaient de « détourner les mères de l’allaitement« , leur demandant alors plus d’énergie et de disponibilité.

Afin de faciliter l’acceptation de ces nouvelles recommandations particulièrement rigides et peu naturelles, Truby King affirma que « la suralimentation était l’une des causes les plus courantes de perturbations chez les bébés allaités ». Il expliquait alors que « les bébés devaient être nourris selon un horaire précis pour leur assurer une santé optimale« . Bien évidemment, là encore, aucune étude scientifique n’a pu valider cette idée, bien au contraire.

Le seuil des 6 kilogrammes / 6 mois

Malgré le succès de cette doctrine qui a su traversé les époques, les méthodes et les idées de Truby King n’ont pas été approuvées par tous ses collègues médecins : il y avait une opposition significative à son point de vue. Écrivant dans le British Medical Journal en 1919, le médecin GD Laing estimait que « le rythme alimentaire de quatre heures préconisé dans certains centres de protection de l’enfance était cruel et équivalait à un système de famine« . Des médecins tels que James Spence et Harold Waller (médecin consultant au British Hospital for Mothers and Babies de Woolwich, bien connu pour ses recherches et son plaidoyer en faveur de l’allaitement maternel) ont suggéré que les premiers mois, une flexibilité dans les intervalles d’alimentation était nécessaire pour répondre aux besoins des bébés et des mères. Le seuil des 6 kilogrammes et/ou des 6 mois a alors vu le jour, étant mieux accepté par les parents : dès que l’enfant atteint le poids de 6 kilogrammes (ce qui équivaut au poids moyen des enfants âgés de 4 à 6 mois), la méthode du Dr King s’applique, c’est-à-dire des boires proposés toutes les quatre heures et pas sur la nuit. Aucune distinction n’est alors faite entre les enfants nourris au lait en poudre, et ceux au lait maternel.

Cette idée qu’un enfant pesant plus de 6 kilogrammes a les ressources suffisantes pour tenir plus de 5 ou 6 heures sans manger ne repose donc sur aucune étude scientifique, mais davantage sur les expérimentations du Dr King dans le domaine de la nutrition infantile. A ce jour, en 2023, aucune étude n’a pu valider cette hypothèse. Il semblerait cependant que la privation de nourriture chez un enfant de plus de 6 kilogrammes pendant une période allant jusqu’à 5 à 6 heures n’affecte pas ses chances immédiates de survie, justifiant ainsi pour certains, cette recommandation. Toutefois, on peut s’accorder sur le fait qu’un adulte au comportement alimentaire sain n’attend pas que sa survie soit mise en péril pour s’alimenter, et qu’il serait préférable de suivre ce principe avec nos enfants…

Les recommandations actuelles

D’après une étude britannique de 2015 (Brown A. et al.), 78,6% des enfants âgés de 6 à 12 mois se réveillent au moins une fois par nuit. Parmi eux, 61,4% reçoivent au moins une alimentation sur la nuit (lait maternel ou artificiel).

Une autre recherche menée par l’American Academy of Pediatrics a souligné l’importance de répondre aux signaux de faim des nourrissons, même la nuit, jusqu’à ce qu’ils soient capables de se réguler et de dormir plus longtemps sans se réveiller pour manger. Cela fait partie du développement normal des habitudes de sommeil chez les jeunes enfants.

La prise de biberon nocturne de lait artificiel reste tout à fait normale au-delà de 6 mois, et, comme l’allaitement, doit être proposé à la demande. Il est cependant déconseillé d’endormir son enfant avec un biberon de lait artificiel, car cela représente un risque accru d’affections bucco-dentaires.

Concernant les enfants allaités, et comme nous le rappelle la Leche League, les tétées nocturnes restent normales et essentielles jusqu’au sevrage total, que votre enfant ait 3 mois ou 3 ans. Aussi, l’OMS recommande un allaitement maternel à la demande, de jour comme de nuit jusqu’à 2 ans voire plus.

Par ailleurs, en France, Santé publique France élabore en 2021, à partir des travaux de l’Anses et du HCSP, de nouvelles recommandations nationales sur l’alimentation des moins de trois ans. Il est alors rappelé de « faire confiance à l’appétit de l’enfant et d’être attentif aux signes de faim et de rassasiement ».

Pour résumé, en matière de nutrition infantile, les recommandations en vigueur sont claires : il est important de nourrir l’enfant à demande, qu’il s’agisse de lait maternel ou artificiel, et cela, de jour comme de nuit. Cette alimentation à la demande est particulièrement essentielle les 12 premiers mois de vie, surtout durant le début de la diversification alimentaire. Si vous avez des préoccupations spécifiques concernant le sommeil ou l’alimentation de votre enfant, il est recommandé de consulter votre pédiatre, une diététicienne pédiatrique ou encore une conseillère en lactation (IBCLC, DULHAM..) pour obtenir des conseils adaptés à votre situation particulière.

Sources complémentaires :

https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC8670762/
https://spartacus-educational.com/Frederick_Truby_King.htm
https://www.bbc.com/news/magazine-22397457
https://teara.govt.nz/en/biographies/2k8/king-frederic-truby
https://en.wikipedia.org/wiki/Truby_King
https://www.lllfrance.org/vous-informer/fonds-documentaire/dossiers-de-l-allaitement/1624-da-80-quand-la-connaissance-des-rythmes-peut-lever-des-obstacles
https://www.lllfrance.org/vous-informer/votre-allaitement/vie-quotidienne/1832-faut-il-planifier-les-tetees
https://www.lllfrance.org/vous-informer/fonds-documentaire/allaiter-aujourd-hui-extraits/1659-aa-93-les-nuits-du-bebe-allaite